Le tableau de la mer -
naufrages et sauvetages
( événements réels romancés)
par
Gabriel de La Landelle (1812-1886), lieutenant de frégate et homme de
lettre.
Publié en 1867 numérisé par Google
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En 1815, le vieux sauveteur à qui ce livre est dédié, Jules Conseil ,
qui venait de servir comme aspirant de deuxième classe dans les
marins de la garde impériale , se trouvait en disgrâce à Audierne, où il
donnait des leçons de mathématiques à six jeunes marins, intrépides et
vaillants garçons toujours disposés à lui prêter main-forte.
De minute en minute , la Minerva se rapprochait de sa perte. Par le
chemin le plus court, les sept sauveteurs couraient.
Ils couraient à travers champs et fossés vers l'étroite chaussée naturelle
qui sépare les marécages des dunes au bas desquelles s'étend la grève
aux galets ronds.
Ils couraient en terre ferme, perdant parfois de vue le malheureux brig,
Il se tenait avec l'un d'eux , nommé Louédec , sur le rivage , par un de
l'apercevant parfois du sommet de quelque monticule.
ces temps horribles qui brisent les profondes lames de l'Atlantique a des
remparts de granit mitraillés par les énormes galets du fond.
L'état de la mer et l'heure de la marée ne leur avait pas permis de
Les deux marins contemplaient le magnifique et terrible spectacle de la
s'aventurer sur la grève de Penhors, qui découvre avec le reflux , mais
tempête. Les longues vagues se roulaient au large , couraient vers la où
l'on rencontre des sables mouvants , autre risque terrible pour le
côte en joutant de vitesse, secouaient leurs crinières d 'écume, se piéton
inexpérimenté. Tout est péril dans ces affreux parages: les
précipitaient et se tordaient eu soulevant les fonds, puis livraient
éléments et les hommes, les cailloux avec lesquels la mer vous lapide,
l'assaut.
les fondrières que creusent les tourbillons et les crochets maudits des
Tumulte épouvantable, grincements affreux, chocs et soubresauts,
naufrageurs.
confusion des éléments: les rochers ruissellent, les eaux sont chargées
de sables et de cailloux, la grève et l'écume s'amalgament, l'air est salé
, Conseil , Louédec et ses cinq camarades, Job Mocaër, Lemoal ,
les vents balaient une poussière humide.
Trévidic , Yvon Traouedal et Cavellier, tous nés dans le pays ,
Tous les rochers hurlent : Pennmarc'h , la tête de cheval, fait entendre
parlant bas-breton et capables d'essayer du raisonnement avant
des rugissements de lion, la Torche , qui se dresse comme un fantôme
d'user de menaces , arrivèrent à temps au point voulu.
enveloppé d'un linceul blanc , pousse la clameur du naufrage.
Le renversement de la marée avait eu lieu. Le capitaine de la Minerva,
voyant qu'il était drossé en côte, choisit de son mieux l'endroit le moins
Malheur au navire que menaceraient ces vents , ces lames et ces
redoutable.
écueils !
La plage y était sensiblement découverte; un échouage qui permettrait
de sauver les passagers et les matelots lui sembla possible ; il fit donc
Tout-à-coup Louédec s'écrie : Voile !
vent arrière vers ce point du plateau de Penhors.
En moins d'une minute, il devait se briser.
— Les malheureux! murmure Conseil , par cette brise d'ouest ils se
soutiennent grâce à la marée, mais quand elle se renversera , ils seront
brisés à la côte.
Les sept sauveteurs attendaient anxieux.
Au même instant, derrière eux , se font entendre d'atroces clameurs.
— Oui , c'est clair, mais où se perdront- ils ?
Aux sifflements de la tempête se mêlent de sinistres cris de joie. Ici
l'on
tremble d'horreur ou de pitié et les plus généreux sentiments font battre
— Là , par le travers de Plovan , si le temps reste le même et je ne vois
les cœurs ; là , on frémit d'un hideux espoir .
pas apparence de changement.
— En face de Plovan, dit Louédec consterné, mais c'est La Palue! De toutes
les anfractuosités surgissaient des naufrageurs.
Les pauvres gens n'ont aucune chance de s'en tirer; les sauvages des
marais les pilleront et les rejetteront à la mer.
Vestes courtes, larges braies de toile, longs cheveux flottants , les veux
enflammés de convoitise, les pâles et maigres Paludiers sont accourus
— Est-ce possible ? Y a-t-il donc encore des naufrageurs dans notre de
tous les coins de leurs marais. Leurs femmes et leurs enfants les
pays?
accompagnent. Ils se sont munis de crocs , de lignes garnies de plomb ,
d'hameçons et de filets.
— Il n'y a pas autre chose entre Plovan et Treguennec.
Les Paludiers, pires que des Bédouins,guettent déjà leur proie.
Les hommes sont armés de pelles, de pioches et de piques ; les femmes
portent des sacs ou des paniers.
— Eh bien ! ne souffrons pas qu'ils y touchent !
Voici la moisson de la mer.
— Il y a trois lieues d'ici là.
— Il y a quatre heures avant le naufrage , car le brick manœuvre serré. —
Au nom de Dieu ! leur crie Conseil , que pas un de vous ne descende
Cours à la recherche de tes camarades, moi, je vais me procurer des sur la
grève!
vivres et des armes ; rendez-vous général au carrefour du Ro ???
Peu d'instants après, les sept marins, armés jusqu'aux dents, se mettaient
en marche pour La Palue,tandis que le brig qui, comme on le sut plus
lard, était la Minerva de Saint-Malo ,— résistait encore à l'aide du
courant.
Parti de Cadix pour Le Havre avec un chargement d'huile, d'amandes et
de vins d'Espagne, ce bâtiment longeait de près les côtes, lorsque le
vent, ayant brusquement changé de direction, le mit dans une
position désespérée :point d'abri où relâcher; de tous côtés des pointes
rocailleuses ou des bancs de récifs barrant la route, une côte malsaine
sous le vent, et la tempête rendant impossible de s'élever au large.
Des hurlements couvrent sa voix. Il ne peut plus essayer de la
persuasion.
Ses camarades et quelques douaniers qui les ont rejoints mettent en
joue les naufrageurs.
Conseil fit feu sur un oiseau de mer et l'abattit à ses pieds.
Les corbeaux de terre croassèrent des menaces , s'assemblèrent sur le
sommet des roches , semblèrent se concerter et disparurent enfin comme
par enchantement.
— Ils allaient chercher des armes à feu.3
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Cependant le brig avait touché terre avec une violence telle que ses
deux mâts tombèrent à la fois.
Les Paludiers le virent et poussèrent des cris terribles, mais l'énergique
contenance des marins et des douaniers les empêcha de se ruer sur la
plage.
Ce n'était que différé.
Le capitaine de la Minerva espérait pouvoir mettre ses embarcations à
flot ; elles furent toutes emportées par les lames ; le bâtiment , battu
en
travers , se fracassait. -
Parmi les passagers se trouvait le jeune fils d'un consul espagnol, Don
Manuel de Galdos, qui avait été spécialement confié au capitaine.
Celui-ci le prit dans ses bras et se mit à la nage , mais un débris
qui frappa le jeune homme, le lui arracha. Il devait être ramené au
rivage par Conseil et Louédec, car, à peine débarrassés des naufrageurs ,
les sept marins bretons avaient pu se mettre à l'œuvre.
Laissant leurs armes et leurs provisions à la garde des douaniers , ils
s'élancèrent dans les flots, et malgré le plus terrible ressac, sauvèrent
plusieurs des naufragés.
Sur douze hommes qui montaient la Minerva, quatre périrent écrasés
ou noyés; les huit autres durent exclusivement leur salut aux vaillants
efforts de Jules Conseil et de ses élèves.
En effet , à peine étaient-ils à terre que les naufrageurs revinrent en
très-
grand nombre et avec quelques fusils.
Les marins n'eurent garde d'engager le combat pour s'opposer au
pillage.
Ils avaient mieux à faire. Avec une pieuse sollicitude , ils portèrent les
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jusqu'au bourg le plus voisin, où l'on se procura une charrette.
Le soir même, les survivants de la Minerva et le jeune Manuel de
Galdos, dont les jambes avaient été gravement déchirées, étaient
hospitalièrement traités dans la petite ville d'Audierne.
Le pillage se consommait. Les vins d'Espagne aidant, les Paludiers
devinrent indomptables.
Quoique toutes les brigades de douane des environs et quelques
gendarmes fussent sur les lieux, on n'en vint point à bout.
La cargaison entière disparut dans le marécage.
Mais les faits étant des mieux prouvés, la commune de Plovan fut
condamnée à payer et paya une indemnité proportionnelle au
dommage ;
La leçon fut insuffisante.
Les innocents, d'ailleurs, durent pâtir pour les coupables ; tels
inoffensifs cultivateurs, bourgeois ruraux ou même châtelains, payèrent
pour les misérables auteurs du dégât.
Les douaniers et les gendarmes eussent-ils fait feu sur les coupables
qui, certainement, auraient riposté
La leçon eut été insuffisante de même.
L'esprit de rapine et l'entêtement vingt fois séculaire des
naufrageurs ne peuvent être vaincus par la force.
Relégués dans leur triste marécage , ils restent féroces malgré les
généreux exemples des populations maritimes des alentours.
Les secourir, les moraliser, leur apprendre à respecter le droit des gens
est un devoir dans notre temps et dans notre pays.
Convertis au bien par le soulagement de leurs maux et par de sages
enseignements, ces malheureux, comme les insulaires de Sein qui
méritaient autrefois le surnom de Démon
de la mer, se
transformeraient assurément de pillards acharnés, en valeureux
sauveteurs.
La côte de Penhors et Plozévet au fond_ années 1950_