Conte breton du littoral,
d'après Pierre-Jakez Hélias.
Jean qui parlait aux pierres.
La légende des murs de pierres.
Descente sur Pratmeur en1944 : les murs de pierres.
Il y a eu un temps où l'on n'aurait trouvé personne, sur toute la baie d'
Audierne, pour élever un mur de galets
autour d'un champ sans demander les conseils et le secours de celui qu'on
appelait Jean des pierres.
Quand nous l'avons connu, c'était un vieil homme au visage torturé, le
seul être vivant capable de comprendre
les paroles qui sortent des galets de mer quand le vent y passe.
Ce pouvoir lui était venu dans sa douzième année.
Par un jour de grand vent, il gardait ses deux vaches maigres sur la
falaise. Sa mère lui avait bien recommandé
de tenir l' oeil sur l'une des bêtes, la Rouge, à l'humeur assez folle
pour le présent.
D'habitude, l'enfant s'étendait à son aise dans une de ces fosses à brûler
le goémon qui ressemblent à de longs
cercueils garnis de pierres plates.
Mais, ce jour-là, il n'avait pas envie de trop laisser vaguer
la Rouge. Elle aurait tôt fait de filer, la sournoise, vers la
palue de Plovan, où il y avait certaines herbes d'une
saveur sans pareille. Une fois, déjà, il avait couru toute
une nuit pour la retrouver, au risque de se noyer dans les
étangs. (cf. note page 4)
Il choisit de s'asseoir sur l'herbe, le dos appuyé contre le
mur de pierres sèches et de galets qui serpentait le long de
la côte, à quelques pas du bord de la falaise. Le vent de
mer ne cessait pas de forcir. Il sifflait sur tous les tons dans
les sept cents trous du mur.
Cypresus fuscusDe petits galets libres commencèrent à taper des coups
pressés. D'autres, plus lourds, se décalaient sourdement
dans les rafales. Ceux de la crête, larges et plats, frottaient les uns
sur les autres avant de glisser dans l'herbe. Un
coquillage, pris dans les pierres, chantait clair et aigu comme un enfant
de choeur. Et puis, tout le mur se mit à
bruire en tempête. Jean ne regardait plus la Rouge. Il avait fermé les
yeux et il se trouvait bien de la grande
rumeur de galets. La tête commençait à lui tourner quand, tout d'un coup,
IL LUI FUT DONNE DE
LES COMPRENDRE MOT A MOT, pour le tourment de toute sa vie.
Les pêcheurs s'étonnèrent de voir l'enfant aux aguets près des murs secs
dès que le vent s'était levé. Il se
ramassait contre les pierres et demeurait des heures sans bouger. D'autres
fois, il courait d'un mur à l'autre avec
des cris, des bonds, des rires éclatants. Mais, plus souvent, il avait le
front soucieux. De ses mains tremblantes,
il tâtait les galets, y collait son oreille, essayait de les faire bouger.
Il leur parlait à voix basse quand il était seul
avec eux. On le vit démolir des pans de murs et les remonter avec soin.
Pendant les nuits d'hiver, il quittait son
lit pour courir la falaise. Il n'avait de repos que lorsque le vent était
tombé. Ses pauvres parents le laissaient
faire et jamais il ne fut contrarié par personne, car les innocents sont
entre les mains de Dieu.
On l'appelait Jean des Pierres.
Passèrent les années. Un pan après l'autre, le long mur qui bordait le
sentier de la falaise avait été refait par
Jean.
Aucun galet, maintenant, ne glissait plus de sa crête, rien ne branlait
dans les rangées où tout avait sa juste
place. Quand se levait le vent de la mer, on entendait chanter le mur
d'une seule voix sans faille, mieux que les
hommes à la grand' messe, beaucoup mieux. Les pécheurs s'arrêtaient de
ramender leurs filets, pris entre
l'inquiétude et le contentement. Ils devenaient tout pensifs en regardant
Jean des Pierres et souvent, assis à
l'ombre de leurs barques, pendant que l'un d'eux surveillait la mer, ils
parlaient longuement de lui avec des mots
de respect et de souci.
Et voilà qu'une fois Jean des Pierres, qui était devenu un homme, vint
s'asseoir au milieu d'eux. Ils l'écoutèrent
si fort qu'ils en oubliaient de rouler leurs chiques. Quand les femmes
vinrent les appeler pour la soupe, elles se
firent chanter des litanies qu'on ne trouve dans aucun livre de messe.
Mais jamais un seul des hommes ne fut
capable de répéter ce qu'il avait entendu de Jean des Pierres. Ils dirent
seulement qu'il connaissait la mer, les
vents et le rivage mieux que nulle créature vivante parce que les galets
lui avaient révélé des choses qu'on ne
pouvait pas répéter après lui.
Certaines de ces choses étaient si terribles qu'ils en perdirent le
sommeil pendant des nuits et des nuits.
Depuis ce jour-là, celui qui voulait lever un mur sur la côte allait
trouver Jean des Pierres.
- Jean, si vous êtes d'accord, j'aimerais protéger mon champ sur la
falaise. Vous savez où il est?
- Oui. Il faudra prendre les galets en face de la Roche-Longue. Ceux-là
sont prêts à entrer dans un mur. Ils me
l'ont demandé souvent.
- Alors, nous pourrions commencer mardi. J'aurai les hommes qu'il faut.
- Non. Il n'y aura pas de vent, mardi. C'est le vent qui fait chanter les
galets. Et c'est le chant des galets qui
enseigne la manière de bâtir un mur. On ne peut rien faire sans le vent.
Attendons jusqu'à jeudi.
- Mais comment pouvez-vous savoir si le vent soufflera jeudi ?
- Je le connais beaucoup mieux que mon propre corps. Il se lèvera de bonne
heure et ne tombera que dimanche,
au début des vêpres. Nous aurons tout notre temps.
Et le jeudi, sans faute, le vent de mer sifflait dans l'herbe rase pendant
que Jean des Pierres traçait le sillon du
mur avec un croc à goémon. Il sifflait dans les galets que les hommes
plaçaient les uns sur les autres, avec les
gestes attentifs d'une mère qui dépose un nouveau-né au berceau.
- Attendez donc ! Doucement ! Ce galet n'est pas à sa place. Il faut
l'enlever tout de suite. Je l'entends se
plaindre sous le vent. Il a mal, oui, il a mal. Et quand un galet ne se
trouve pas bien dans un mur, le mur ne se
trouve pas bien debout. Enlevez-le, je vous prie !
- Bien, bien. Est-ce que celui-ci pourrait aller mieux, Jean des Pierres ?
– Beaucoup mieux. Entendez-vous comme il ronronne joliment ! Mais il me
semble qu'on gémit encore,
de ce côté. Oui, ma foi, je ne suis pas étonné. Vous avez mis là un galet
rouge pour boucher un trou qui
doit rester ouvert. Et le pauvre mur s'étranglait.
– Ecoutez comme il respire bien maintenant !
C'était vrai. Quand le mur était fini, les voix de ses pierres changeaient
avec le vent qui passait de galerne en
suroît, mais toujours elles s'accordaient ensemble et aucune plainte n'y
résonnait jamais. Sur toute la baie
d'Audierne, les longs murs de galets n'arrêtaient pas de chanter leur
contentement
Cependant, Jean des Pierres était entré dans sa vieillesse. D'année en
année, ses yeux devenaient plus hagards,
son visage reflétait un tourment caché. Bâtir un mur était pour lui un
martyre.Il n'en finissait pas de soupeser les galets, de leur changer de
place et d'en approcher sa tête. Lui qui les
entassait, naguère, plus haut que ses yeux, il tremblait de les faire
monter jusqu'à sa poitrine. Et puis vint le jour
où la grande rumeur du vent dans les murs, si large et si pleine
autrefois, se mit à s'érailler un peu, un tout petit
peu, comme à regret. Les gens de la côte ne s'en aperçurent pas tout de
suite, mais Jean savait déjà qu'il
devenait sourd. Son oreille n'était pas plus épaisse pour entendre les
hommes, non, mais il ne démêlait plus très
bien le langage des pierres.
C'était le don qui s'en allait.
Le dernier mur qu'il a levé, c'est celui de Jakez Perros. Vous ne pouvez
plus le voir, aujourd'hui et vous saurez
pourquoi. Jean avait d'abord dit non parce que l'autre voulait faire
passer son mur en face d'une saignée de la
falaise, là où il y a une fontaine d'eau douce. Le vent n'est pas franc,
dans cet endroit. Et puis, tout de même, il
avait fini par dire oui. Depuis longtemps, il n'osait plus toucher les
galets.
C'était l'occasion de savoir si le don l'avait définitivement quitté ou
s'il était revenu.
Le mur s'éleva lentement. Jean avait ordonné qu'on le laissât tout seul.
Il s'était bâti une cabane, près de la
fontaine, et il y passait ses nuits aux aguets. Pendant deux mois,
tremblant de fièvre, il ne cessa de faire et
défaire. Enfin, quand les galets lui arrivèrent aux épaules, il les
couvrit de pierres plates et rentra chez lui.
Cette nuit-là, le vent de mer se mit à souffler avec une force terrible.
On aurait dit que des orgues immenses,
tout le long de la côte, célébraient le jugement dernier. Jean des Pierres
suait d'angoisse dans son lit à cause de
son mur.
Il lui semblait entendre un galet, un seul, qui pleurait comme un être
vivant. Il descendit de son lit-clos, entra
dans ses sabots de bois, courut à la côte...
Le lendemain, quand Jakez Perros alla voir son mur, il le trouva écroulé
en face de la fontaine d'eau douce.
Au milieu du tas de cailloux polis DONT AUCUN N'AVAIT VOULU LE TOUCHER,
souriait Jean des
Pierres. Il tenait un gros galet dans son giron, sans doute celui qui
pleurait dans le vent et qu'il avait voulu
remettre à sa juste place.
Pendant tout le temps qu'il vécut encore, il ne cessa d'arpenter la
falaise avec ce galet qu'il dorlotait comme un
enfant blessé.
Sa pauvre tête s'était perdue à cause d'une pierre qui souffrait dans un
mur.
Vent de galerne ou de suroît, les murs de Jean des Pierres chantent
toujours sur la baie d'Audierne.
Alan ar Gow et Youenn Moros m'ont conté son histoire en mangeant la
galette froide, près du moulin de
Penhors, il y a plus de trente ans. Je n'ai pas été capable de la conter
comme eux. Mais j'ai tâché de faire que
leur vérité fût aussi la mienne.
Epilobium hirsute
hippuris vulgaris